Les travaux de Dominique Henry-Gambier en particulier ont permis de reprendre l’étude des squelettes humains de la sépulture, d’en préciser l’âge et le sexe probable et de reconsidérer les attributions des différents ossements aux différents individus. On s’est rendu compte par exemple en étudiant le bassin du « vieillard » de Cro-Magnon (CM1) que celui-ci avait été reconstitué anciennement en mélangeant les fragments d’os d’un homme et d’une femme. Ces individus peuvent être décrits comme un homme entre 40 et 50 ans (le fameux « vieillard » de Cro-Magnon, finalement pas si âgé), une femme de plus de 50 ans (qui ne peut donc pas être la mère du nouveau-né, ni être morte en couche en le mettant au monde), un homme entre 20 et 30 ans, un adulte entre 20 et 30 ans au sexe non déterminé et un nouveau-né (Henry-Gambier et al. 2005).
Une série de sépultures attribuées au Gravettien existe pour le Sud-ouest de la France dans les sites de l’Abri Pataud, les grottes de Vilhonneur, Gargas et Cussac, au Fournol, à l’abri Cro-Magnon. Certains points communs semblent exister entre ces sites en particulier l’absence d’inhumation. En effet les défunts semblent avoir été simplement déposés sous abri sous roche ou en grotte, peut-être avec un système de protection bloquant l’accès aux carnivores. Dans les sites les mieux conservés, un traitement secondaire des ossements peut être reconnu (parties manquantes, déplacées). Une association avec de l’art pariétal semble fréquente et pose question quant à son intentionnalité. Il semble bien que des gestes funéraires particuliers aient existé au Gravettien dans le sud-ouest de la France, témoignant d’une particularité régionale (Henry- Gambier 2008).
Les travaux d’aménagement du site de Cro-Magnon (fig. 8) réalisés entre 2012 et 2014 ont permis le tamisage de déblais riches en objets archéologiques (une série assez homogène semble présente, voir Bougard 2014), le repérage de lambeaux de couches archéologiques en place en pied de paroi (non exhaustif) et surtout la reconnaissance de traces de pigment rouge encore en place sur les parois de l’abri sépulcral en 2013.
Après deux campagne d’étude de ces traces menées en 2017 et 2018 par nous-même, il est possible d’argumenter la présence d’un art pariétal résiduel ancien, même si la preuve absolue de son âge reste bien sûr à confirmer.
Les traces de pigment en paroi sont très ténues. On peut parler en quelques sorte de « fantômes » de traits et de zones de pigment car ils ne deviennent visibles à l’œil nu que lors de conditions climatiques particulièrement humides et sont quasiment invisibles par temps sec. Le pigment est principalement rouge, même si deux zones avec du noir semblent aussi exister. Les traces sont recouvertes d’un voile de calcite et de concrétionnement de gypse, qui par endroit les oblitère totalement et qui peut expliquer qu’elles se soient conservées dans une zone exposée à la lumière du jour. Elles se concentrent sur une partie restreinte de l’Abri Cro-Magnon qui correspond en gros à sa moitié droite, en partie plafonnante et semi-plafonnante.
Il existe aujourd’hui des logiciels de traitement d’images tout à fait adaptés pour étudier ce type de traces altérées car ils permettent de les accentuer et donc de visualiser les « fantômes ». Le logiciel choisi pour l’étude est le plug-in DStretch®, développé par Jon Harman, qui fonctionne avec les logiciels de traitement d’image gratuit Image J. Il est libre de droit et aujourd’hui largement utilisé en contexte d’étude d’art rupestre mais encore assez rarement en contexte paléolithique en France.
L’utilisation de logiciels pour aider au déchiffrement d’art rupestre s’est grandement développée ces dernières années à l’échelle mondiale et la littérature qui leur est consacrée également (quelques exemples : Brady et al. 2012, Defrasne 2014, Hollmann et Crause 2011, Le Quellec et al. 2013, 2015), même si la plupart des auteurs mentionnent que l’application de ces méthodes d’étude à l’art paléolithique en Europe n’en est qu’à ses débuts, en particulier dans le contexte des grottes ornées. Les quelques cas existant semblent pourtant produire des résultats spectaculaires qui justifient pleinement la poursuite de l’application de ces techniques (par exemple Man-Estier 2014, 2015 pour la grotte des Combarelles), techniques qui semblent aussi être utiles dans l’étude de gravures dans certains cas.
A Cro-Magnon, le contexte est celui d’un abri sous roche exposé à la lumière du jour avec des traces de pigment résiduelles dont la visibilité varie grandement selon l’humidité ambiante, des conditions qu’on retrouve dans de nombreux cas d’étude d’art rupestre sous abri, en général plus récents, comme les abris du Levant espagnol, ou encore de l’art rupestre africain ou nord-américain. DStretch® est largement utilisé pour l’étude d’art rupestre dans ces contextes (cf. www.dstretch.com/)
Il est possible d’utiliser de nombreux logiciels différents pour le traitement d’image d’art rupestre, mais le choix de DStretch® a été motivé par les critères suivants : les traitements appliqués aux images sont préenregistrés dans le logiciel, les réglages sont automatisés, ce qui rend les résultats facilement reproductibles et indépendants du niveau d’expertise de l’opérateur. C’est un facteur important pour améliorer l’objectivité des analyses. De plus il s’agit d’un logiciel gratuit.
A Cro-Magnon, les relevés des images traitées ont été effectués à partir de ces images en utilisant ©Adobe Photoshop, en combinant les diverses observations obtenues par divers moyens (photographies par temps très humide, …) avec une vérification devant paroi pour ensuite préciser les reliefs.
Il semble possible de décrire deux zones différentes pour ces traces pariétales : sur le plafond horizontal, des fragments de traits rouges bien délimités ont pu être identifiés, indicateurs de représentations à l’origine organisées mais aujourd’hui abimées ; en zone semi-plafonnante, des plages de pigment diffus, parfois intense, apparaissent par endroit sous le concrétionnement, sans qu’il soit possible d’y discerner une organisation.
Nous décrirons ici les deux zones d’intérêt les plus remarquables du plafond.
Pour commencer, un animal fragmentaire a pu être reconnu au bout du processus d’analyse décrit ci-dessous à côté des illustrations correspondantes (fig. 9 à 13).
Fig. 12 : A partir de la photographie traitée, et en combinant les différents moyens d’observation de la paroi, le relevé des traces est effectué à l’aide du logiciel ©Adobe Photoshop puis est isolé du reste de l’image. On y reconnait un trait en arc de cercle situé au-dessus d’un tracé sub-horizontal légèrement incurvé, et plus bas un trait oblique. Nous proposons d’interpréter ces tracés comme la représentation fragmentaire d’un avant-train d’animal, qui pourrait être un bouquetin si on interprète l’arc de cercle comme la corne. La tête disparaitrait sous le concrétionnement vers la gauche, les lignes du haut du cou et du départ du poitrail seraient encore discernable, le reste étant effacé.
Une problématique importante de nos recherches à Cro-Magnon est de pouvoir confirmer de manière certaine l'âge paléolithique des traces picturales reconnues restées exposées à l’air libre.
Le contexte particulier de la découverte de la sépulture de Cro-Magnon nous fournit néanmoins des éléments chronologiques rarement disponibles en contexte d’art pariétal paléolithique. En effet, en 1868 l’abri était entièrement enfoui sous plus de 4 m de sédiments. Les travaux de Louis Lartet nous indiquent également que les défunts avaient été déposés dans un abri déjà presque comblé, Lartet mentionne environ 60 cm restant accessible sous l’abri. Et nous savons aujourd’hui que les défunts ont été déposés il y a environ 28 000 BP. On peut donc en conclure que les décors des parois de l’abri Cro-Magnon datent du Gravettien ancien ou de l’Aurignacien si elles sont bien paléolithiques, la seule autre alternative étant qu’elles aient été réalisées depuis la découverte de 1868 !
Certains éléments nous permettent d'envisager très sérieusement l’ancienneté de ces traces : la reconnaissance de traits organisés dont un avant-train animal, les concrétionnements de calcite et de gypse qui semblent recouvrir et protéger les pigments, la variété des techniques utilisées (pigment rouge, pigment noir) qui correspondent à ce que l'on connait en contexte paléolithique.
L’étude en cours continuera à chercher à réunir des arguments pour montrer l’ancienneté de ces tracés. Il semble bien qu’il y ait encore de découvertes à faire du coté de Cro-Magnon.
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